Voici les 3 gagnants du concours des nouvelles 2023 dans le cadre du 9ème salon du livre de Villers-sur-Mer
Mamudi de Brigitte HYNDERICK
Je ne sais pas dans quelle case je suis née. Les dires des uns croisent ceux des autres sans les rejoindre. Je suis née par-là, m’a-t-on dit. Mais à Mamudi, ça, j’en suis sûre !
Mamudi n’est ni unique, ni unie, ni uniforme. Mamudi est un champ, ou plutôt une brousse. Tantôt sèche, tantôt herbeuse. Tantôt calme tantôt bruissante. Tantôt paisible tantôt cruelle. Mêlant les marigots boueux aux herbes rousses caressant les arbres orange. En fait, non. Mamudi est une ville, à la drôle d’allure, une ville pas comme les autres. Pourtant, elle se pavane, fière. On ne sait pas bien de quoi. Ses cases se traînent les unes après les autres, éparpillées, dispersées en drôles de paquets.
Au centre de la place principale, le baobab sacré est silencieux, poussiéreux, réduit à l’indifférence. Depuis quand n’y a-t-il plus de feuilles ou de fleurs sur ses branches ? Seuls les vieux le savent encore. Les vieux que plus personne n’écoute. Moi, quand je suis seule avec eux, ils me disent qu’il y a longtemps, Mamudi était rayonnante. Et ses habitants aussi. Qu’elle avait fini par être grignotée, dominée par quelques-uns qui croyaient savoir. Mieux que le temps, que le baobab, que tous les autres. Qui n’écoutaient plus rien. Qui n’entendaient pas les grincements de la ville. Et la lumière s’était tarie. Tous se demandent aujourd’hui où est le centre de la ville. Sans plus réellement chercher.
Et moi qui ne sais pas d’où je viens, je suis comme le mystère. On le préserve mais on le violenterait bien pour en percer le silence. Comme le vent qui chante, assomme et s’échappe toujours. Je marche dans la ville. Les chuchotements me suivent, les regards se perdent à mon approche. Je ne les écoute pas. Ma liberté irrite, irrite profondément ceux que les règles de Mamudi enferment.
J’aime me dire que je suis née entre deux bouquets d’herbes, entourant de leur frêle hauteur un joli tapis blond de sable et de mousses fines. J’aime à me dire que le lion ne guettait pas, me laissant graver mes premiers pas dans la douceur d’un sol moelleux. Sans urgences, sans précipitation. Ce n’est pas rien d’avoir le temps. Lui, tout le monde le poursuit pour le contraindre, le soumettre, ou le suivre. Et chacun croit le posséder.
Mais personne ne peut l’enfermer, à Mamudi comme ailleurs.
A Mamudi, comme dans d’autres villes, les hiérarchies et les combats vivent au grand jour. Les quartiers se haïssent ou s’adorent, les frontières invisibles sont connues de tous et les sourires que l’étranger voit, quand il s’y aventure, sont le langage codé d’une langue bien sournoise.
La voisine de trois cases plus loin, celle qui est si grande. Avec son pas lent, son grand cou oscille et fait flotter sa tête. J’aime la voir passer, souple et dansante, dépassant de sa haute silhouette les passants. Elle habite le quartier des cases roses. Celui que l’on fait visiter aux hôtes de marques car il est propre avec ses courettes fleuries et jardins odorants. Les femmes aux formes dessinées de boubous flamboyants y languissent, oisives, puisque le travail, d’autres le font pour quelques rares piécettes. Elle, elle change l’air des cases roses. Elle me dit bonjour, elle connait même mon nom, quand moi, il m’arrive de l’oublier. C’est quand son mari la presse que naît sa maladresse. Il est lourd et petit, il la houspille, parce qu’il est jaloux de sa grâce et de sa douceur.
La jalousie elle ne vaut rien, à Mamudi comme ailleurs.
Dans la case près du marigot, ils sont tellement nombreux que je n’ai jamais pu les compter. Ils sont tous un peu gras, à la peau épaisse. Ils sont un peu sales. Tout le monde les évite. Plus personne ne les voit. Leurs yeux un peu fades cherchent partout, comme s’ils leur manquaient un regard des autres, juste un regard. C’est vrai, ils sont là, pesants, arrêtés, et cela agace. Cela agace beaucoup ceux qui s’agitent. On raconte tant de choses sur eux que plus personne n’y croit. Mais personne ne dit le contraire. Alors ils restent là, misérables. Et tout le monde ponctue qu’on a donc bien raison d’être agacé. Moi, je comprends les silences que Mamudi leur impose. J’habite au bout du marigot, là où la boue commence à sécher. Je ne sais pas où je suis née, alors personne ne m’a dit où habiter. Et j’ai rejoint le coin des boueux et des parias. Sauf que moi je ne reste pas. Je bouge, je sors, je travaille ou je joue, sourde aux sifflements de mépris.
Le mépris ne sert à rien, à Mamudi comme ailleurs.
Moi, je ne sais pas où je suis née, mais je sais avec qui je joue. Mes amies ont de la grâce, de longues jambes fines, un visage gracile toujours en alerte. C’est que le monde n’est pas tendre pour les jeunes gazelles. Mes amies ont entendu raconter depuis toujours, un rêve flou d’un demain émouvant. Herbes caressantes, ciel mordoré et vent enveloppant. Mais les savanes douces et protégées ne les ont pas préparées aux guerres silencieuses de Mamudi, aux jeux de dupes, aux hommes qui n’ont que leur orgueil pour paroles. Et le temps des jeux et de la danse est vite envahi par des prédateurs sombres, exigeants, souverains. Et les gazelles courent affolées. Moi, je m’échappe, fluide et agile, et l’on me laisse partir. Sait-on jamais quel génie ou quel griot serait l’âme cachée de ma frêle silhouette ?
Le pouvoir rend voleur, méfiant, avide, à Mamudi comme ailleurs.
Quand le jour s’épuise, chacun replie son ennui dans sa case. J’aime alors m’asseoir au pied du grand baobab silencieux. Envahi de la poussière des rancœurs, du vent glacé du désintérêt, ses maigres branches se dressent encore vers le ciel, maladroites et malingres. Plus de feuilles, plus de fleurs. Une sèche solitude. Les vieux me chuchotent quand nous sommes seuls que bafouer le baobab sacré ne vaut rien. « Les hommes se croient plus hauts que leurs cheveux. Ils oublient que leur vie avance à la taille de leurs pas, aux côtés de ceux des autres. Et que le baobab, comme le soleil ou la lune, donne la direction si on tend l’oreille. » Et d’un hochement de tête appuyé, accompagné d’un claquement de langue acéré, j’entends un petit rire. « Tu sais, petite, on n’est pas des buffles mais on avance pourtant en troupeau. Toi, tu le sais. Mais eux tous, ils ont perdu leurs racines… et si le vent de sable se lève, comment vont-ils rester accrochés ? Même le baobab ne pourra pas les abriter. »
Je repars toujours d’un pas moins souple quand je quitte les vieux. Leurs mots sont une musique décriée, amoindrie par la ville… Et je ne sais pas bien pourquoi moi, je la trouve si précise cette mélodie, si ajustée à ce que je vois.
Une nuit, le vent s’est levé. Grattant aux portes, glissant le long des peaux, agaçant les oreilles. En alerte depuis ma paillasse, j’écoute son étrange mélopée. Au loin se joignent les gémissements du baobab. Une plainte sombre, appuyée, comme une larme définitive. Je ne peux résister, je me lève, menant mes pas jusqu’à lui. De mes mains, je dessine un chemin de douceur sur son tronc, je me colle à lui, portant dans mon corps infime l’immensité de sa peine. Dans l’ombre opaque de la nuit de Mamudi, le baobab a écarté ses fibres grises m’offrant le refuge de son antre. Sans réfléchir, j’ai aventuré mes pas. Il m’a enveloppé. Le vent et les plaintes ont alors cessé d’un coup. Laissant la force du silence porter la nuit.
A l’aube du matin, les gens de Mamudi ont découvert le baobab fleuri, ses feuilles, neuves, dressées comme des étendards déployés. Tous, ils sont venus, du marigot, du quartier des cases roses, de tous les coins de la ville de Mamudi. Ébahis. Stupéfaits. Et chacun a regardé, serré des mains, échangé des paroles, entamé des palabres, planté des rires. Avec ceux de son quartier, ceux de son clan, oui. Mais pas seulement. Avec tous. Il a flotté un air de fête, un vent doux caressant les silhouettes. Et le temps s’est étiré longuement oubliant la courbe du soleil… Des mots ont fait frissonner la foule… « le ventre du baobab est notre histoire, nos jours, nos naissances. Il nous redonne nos souffles et nos rêves » … A l’aube de la nuit, chacun est reparti un peu plus humble, un peu plus doux, un peu moins solitaire. Depuis, les vieux ont repris leur place au pied du baobab.
On ne peut pas ignorer le mystère, à Mamudi comme ailleurs.
Hêtres humains de Patrick UGUEN
La grand-mère de Lisa vint à mourir. Le jour des obsèques, les voisins pavoisèrent les rues du quartier et attendirent la procession. Lisa réclama l’honneur de porter elle-même l’urne funéraire. Elle sortit la première, suivie de ses parents, très sérieuse et très fière, enlaçant contre sa poitrine les cendres de sa grand-mère, et prit la tête du cortège. Dès qu’elle croisait un voisin, elle s’arrêtait. Le voisin déclamait la phrase liturgique « Au revoir, Grand-mère, merci et bon voyage, tu nous protègeras sous ton dernier feuillage. » et rejoignait la procession. Arrivé aux abords de la forêt, le groupe était devenu foule. On contourna les baraques et les engins du chantier qui convoitaient le bois. Durant quelques secondes on oublia la grand-mère et les regards et le silence hostiles défièrent la menace. Le cortège s’enfonça ensuite sous les futaies par le chemin des bois et se dirigea jusqu’au lieu désigné par la défunte. Le trou était déjà préparé. La petite y versa les cendres. Elle lut le sonnet de Ronsard choisi par sa grand-mère : « Adieu, plaisant Soleil, mon œil est étoupé, Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble…Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis, Je m’en vais le premier vous préparer la place » puis elle déposa le texte dans le trou. Par-dessus, on planta un orme. Lisa ceignit le jeune arbre de son ruban noir et installa à son pied la plaque commémorative.
Avant, il y a très longtemps, un vaste champ s’étendait entre le cimetière et le centre du bourg. Les jours d’obsèques, les habitants avaient pris l’habitude, pour éviter un long détour, de le traverser. La succession des lents convois funèbres avait damé la terre au point qu’un chemin y était apparu. Qui planta le premier hêtre ? A l’occasion de quelle procession ? Nul ne le sait plus. Certains arbres sont si hauts qu’on pense qu’ils sont pluri-centenaires. Depuis, la tradition s’en était perpétuée. Le mourant choisissait son emplacement, un texte. Le jour de son enterrement, on enterrait son texte, là où on plantait son arbre. Certains, beaucoup, allaient plus loin, et demandaient à ce que leurs cendres restent dans la forêt et servent de terreau au hêtre ou à l’orme planté. On ceignait alors l’arbre d’un ruban noir. Le mort le nourrirait, l’arbre en serait la mémoire. L’allée devint un bois, puis le bois une forêt aux innombrables troncs d’arbres enrubannés. Les édiles successifs fermaient les yeux. Depuis c’était une ville pas comme les autres, où la mort était une fête et la nature était pleine de vivants piliers qui la protégeaient.
Hélas, la mairie avait imposé d’autres ambitions, voulait que la ville rentre dans une modernité de goudron : conforme, anonyme et morne. Des vivants âpres réclamaient des aires et de la place que la forêt gênait. Une verrue verte sur la peau du progrès. La mairie avait signé le permis de construire du lotissement Harmonie : un projet d’avenir et une lucrative expansion autour d’un centre commercial et d’une petite médiathèque. Alors, les habitants s’étaient dressés contre : non, les livres de cette forêt garderaient leurs feuilles.
Elle bordait le quartier où habitait la famille de Lisa. Une frontière de charmes l’en séparait que les corps fluets des enfants avaient troué çà et là de leurs passages fréquents. Ils se faufilaient dans la haie, préférant ces passages buissonniers aux accès trop publics que proposait la route commune. Chaque soir en rentrant de l’école, Lisa plongeait dans la forêt d’ormes et de hêtres autour duquel s’arrondissait le quartier. Par les chemins de goudron et de trottoir, le trajet jusqu’au centre-ville ne durait que dix minutes, bruyants et confus, ils ne racontaient rien. Tandis que par le bois… les ormes et les hêtres lui traçaient un chemin plein de murmures : les arbres lui parlaient en oiseau, le vent lisait les feuilles à voix basse. Les troncs rugueux, lorsqu’elle les enlaçait, traçait en elle des nervures épiques. Elle s’y adossait pour les écouter. Les nœuds dans l’écorce, les trous des pics-verts étaient des bouches auxquelles elle collait son oreille. C’était sa bibliothèque verte. Elle rentrait bien tard souvent mais ce n’étaient jamais des heures perdues. Elle surgissait des buissons un peu écorchée, un peu ébouriffée, gommeuse de résine et rejoignait sa maison. Souvent un mot sur la porte fermée l’accueillait : « Rejoins-nous au rond-point du chantier. Aujourd’hui Whitman, et sandwich au thon. » ou bien « Aujourd’hui Croc-blanc et salade niçoise. » Elle se précipitait alors dans la cuisine, récupérait le repas et le livre indiqué, refermait derrière elle et courait, sourire aux lèvres vers le piquet de grève des manifestants. Depuis six mois, ils se relayaient devant les murs de tôles du chantier où s’impatientaient les bouches voraces les pelleteuses convoitant le bois. Depuis six mois, elle ne voyait presque plus ses parents. Elle ne leur en voulait pas ; au contraire, elle était fière d’eux. Ils avaient le bois et sa grand-mère à défendre.
Autour de braseros, une dizaine d’adultes protestait inlassablement, portant affiches et banderoles, contre le projet. Lisa se précipitait vers ses parents, leur tendait le livre demandé puis s’installait dans le godet crochu et béant d’une des pelleteuses qui faisait face aux manifestants et, blottie dans sa niche de métal, elle écoutait alors les adultes lire les passages : « La senteur des feuilles vertes et des feuilles mortes… et du foin dans la grange…Le jeu d’ombre et de lumière sur les arbres… **». Elle s’endormait souvent, bercée par ces lectures. « Dans la profondeur de la forêt résonnait un appel, et chaque fois qu’il l’entendait, mystérieusement excitant et attirant, il se sentait forcé de… plonger au cœur de cette forêt toujours plus avant…*** ».
Or, un jour, lorsque Lisa arriva, les braseros et la sono étaient éteints. Des mines mornes et silencieuses accueillirent la petite. Ils avaient perdu. Malgré tous les recours. La police les avait déjà délogés. Les promoteurs avaient exigé l’application du droit. Parqués derrière les rangs de policiers, les habitants regardaient les pelleteuses s’ébranler, ahaner aux premières résistances des souches et des troncs puis tout arracher. Au-delà, dans le chemin, la forêt frémissait du bruit des tronçonneuses.
Alors Lisa s’échappa, contourna les cordons de sécurité, traversa la haie de charme par une de ses trouées, courut dans le bois jusqu’à l’arbre de sa grand-mère. Elle l’enserra et psalmodiait : « Tu ne partiras pas grand-mère : Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis, Je m’en vais le premier vous préparer la place. » Le fracas des pelleteuses se rapprochait, couvrait sa voix…
« …Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre. – Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre ! cria-t-elle ; monsieur, elle n’avait pas douze ans ! Ses maîtres, elle allait en classe, étaient contents. Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre, C’est elle qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre A tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu ! On est donc des brigands !**** » répétait le père de Lisa au micro tandis que la foule du quartier, grossie des habitants de la ville entière et des bourgs alentours se massaient devant les baraquements du promoteur. La manifestation était si dense que la route avait disparu. Une forêt humaine, une canopée de tête sur lesquelles courait la voix déchirante du père que réverbéraient les enceintes, emplissaient la rue des barbelés du chantier aux grilles de la mairie. « Soyez rassurés : le chantier est arrêté, avaient assuré les autorités, en accord avec les entreprises, le temps de l’enquête. On ne fera rien jusqu’aux conclusions. Rentrez chez vous. » Elles avaient pensé que cela aurait suffi. Mais, depuis le matin, la foule n’avait pas bougé.
Le lendemain, les parents, les proches, les amis, les gens pour qui leur ville sans cette forêt n’aurait plus de sens, étaient de nouveau là. La litanie recommença. Juste elle et le silence. On revint le surlendemain, les jours suivants encore. Une redoute humaine. Inexpugnable et têtue.
Lisa sortit du coma. On ne sauverait pas ses jambes.
« Racine » café-librairie-ébénisterie. La porte d’entrée en est suffisamment large pour laisser passer de front deux clients ou le fauteuil roulant de Lisa. Elle y vend, entre autres, les livres de tous les arbres et les feuillets des textes que les morts ont choisis. Chaque année, cérémonieusement, le village se rassemble pour l’abattage des arbres les plus anciens ou les plus malades. On leur fait honneur et fête autour de l’immense brasier de leurs branches : ronde et grande joie. Les troncs deviennent le matériau dont Lisa fait ses bibliothèques.
Les visiteurs affluent pour visiter la forêt des morts et les commandes se multiplient. C’est un succès touristique et économique sans précédent. Une ville pas comme les autres dont les édiles sont très fiers et dont les promoteurs guettent les plaines
Le vieux au bord de l’eau de Laurent FORTIER
Il n’est pas encore l’heure et la mer lèche déjà la pointe de mes pieds. J’ai été trop ambitieux. Assis dans le sable, je dois me reculer d’un petit mètre pour ne pas être mouillé. Puis mes pensées divaguent à nouveau. L’une d’elles persiste et refuse de s’évanouir : Villers sur Mer est une ville à part.
« Dédoublement de personnalité » ; voilà ce qu’elle m’inspire. Ça ronfle un peu, ça semble prétentieux. Et ce n’est pas pour me déplaire. En tant qu’écrivain, j’aime les formules alambiquées et névrotiques.
Pour commencer, le patelin est à la ligne de partage entre ville et village. Le seuil des 2000 habitants clamé par les statisticiens a été franchi en 1990. Néanmoins, l’exploit n’est pas pérenne et ressemble plus à une mauvaise fièvre passagère qu’à l’irrépressible croissance d’un embonpoint. Depuis quelques années, la courbe des résidents permanents retombe en cloche. La ville redeviendra village avant longtemps.
Mais ce n’est pas le seul tiraillement villersois. Ici, on hésite également entre monts et marais. Entre la mer et la campagne. Entre la ruralité normande et la suffisance parisienne. Ici, avoir le cul entre deux chaises est une position confortable.
Et puis surtout, il y a le méridien de Greenwich. Ce trait d’union.
Trois mois auparavant, les hasards de la vie m’ont entraîné à venir exercer mon art incognito, sur ce coin de côte. De flâneries de plage en musardises de front de mer, j’ai fini par le remarquer. Toujours la même silhouette de vieillard, un peu tordue un peu cassée, dignement debout dos à la Manche. Toujours au ras des flots, au même instant, à même hauteur du rivage. Cela m’a intrigué. Quels que soient les caprices météorologiques et la date du calendrier, l’homme était là : à 17H30. Aussi imperturbable et prévisible qu’un amer breton. Seul changeait son couvre-chef. Sa constance me fascinait. D’un poste d’observation que je m’ingéniais à modifier quotidiennement pour ne pas éveiller ses soupçons, j’attendais chaque jour qu’il se mette en place. L’homme s’amenait toujours à pied, d’un pas faible, lent mais déterminé. Il tenait son quart une dizaine de minutes puis repartait simplement, sans jamais se retourner vers l’horizon marin. Sa régularité d’horloger suisse rythmait mon érémitisme de romancier à l’œuvre. Le mystère du vieux au bord de l’eau participait à mon inspiration. Je ne pouvais m’en passer.
Mais, le dimanche 26 mars 2023, à l’heure dite, il n’y eut personne. Je l’attendis, surpris. L’inquiétude succéda à l’impatience. Au bout d’une quarantaine de minutes, je finis par me retirer dans un drapé de dépit et de perplexité, l’âme en peine, presque bouleversée. Son absence m’obséda toute la soirée, suppliciant mon roman de l’expérience de la page blanche. La révélation du changement d’heure giscardien, auquel je n’avais pas pensé, me vint pendant la nuit. Et, le lendemain, soixante minutes plus tard très exactement, je retrouvai bien mon vieillard, imperturbablement dressé à son poste d’éternelle vigie. Néanmoins, ce jour manqué fut un coup de semonce : il fallait que je comprenne ses raisons avant de repartir vers le tourbillon des éditeurs, des agents de presse et des tournées de promotion littéraire.
Mes héros de polars maîtrisent à la perfection l’art de la filature à l’anglaise. Sûr de moi, je l’appliquai donc sur ma sentinelle des mers de 17H30 et parvins sans difficulté jusque chez elle. Le vieil homme habitait sur la falaise de Villers, dans une haute demeure bourgeoise tarabiscotée. La bâtisse tombait en ruine. Les ronces et les orties se disputaient son jardin. Tout y respirait la solitude et le laisser-aller. Le stade larvaire de la maison hantée devait ressembler à cela. L’affaire se corsa un peu plus au moment de lire un patronyme sur sa boîte aux lettres : l’encre de l’étiquette délavée par la pluie normande ne me livra qu’un infâme gribouillis baveux dans lequel on devinait, à grand-peine, deux caractères incertains. Je dus poursuivre par une bonne semaine de palabres en mairie et de formulaires en trois exemplaires pour obtenir l’accès aux archives cadastrales municipales. Son nom tomba enfin, ce qui ne m’avança à rien. Sauf à éprouver, le soir même, un sentiment de déshonneur, presque de culpabilité, à avoir poussé ma curiosité si loin. Danton vous le dira : toute idée fixe agit comme les œillères d’un canasson et cache à la raison les vilenies commises sous son empire. L’enquête fut donc abandonnée pour soulager ma conscience, mais pas mes rendez-vous secrets à la plage qui relevaient, eux, de l’addiction pure et simple.
Le manège dura le temps d’achever l’écriture de mon roman. Son ultime chapitre fut clos fin avril. À partir de ce moment-là, le vieil homme ne vint plus au bord de l’eau. Et, contrairement à ce qui se passa le 26 mars, je n’en fus pas surpris. Il y a des choses parfois que l’on devine sans pouvoir l’expliquer. A posteriori, je me souviens que son allure avait imperceptiblement changé avec le temps. Était-ce son dos qui s’était davantage voûté ? Son pas qui avait ralenti ? Sa dignité devant la mer s’était-elle amenuisée ? Par habitude, je continuais à venir quotidiennement à son hypothétique rencontre en fin d’après-midi. En vain. Les flots avaient effacé, à jamais, son empreinte d’échassier fatigué sur le sable coquillier villersois. Il me fallut quelques jours pour me décider à remonter jusqu’à sa tanière délabrée, histoire d’avoir le cœur net sur mon intuition funeste.
J’y croisai une dame âgée. L’air empressé, elle sortait de chez lui, embarrassée par une housse de costume sur son bras. Un trait d’esprit et beaucoup d’amabilité me suffirent à capter son attention, lui faire gober la nature amicale de ma relation avec le vieillard et enclencher le moulin à paroles. L’inclination à bavarder au sujet de sa propre vie s’accroît nettement avec les années. J’appris qu’il était brutalement mort d’une crise cardiaque, qu’elle était sa jeune sœur et tenait à la main les habits de son inhumation qui aurait lieu le surlendemain à l’église Saint-Martin.
Je me rendis aux obsèques. Cela allait de soi.
Un ciel ténébreux dégoulinait de tristesse. Le cercueil fit une arrivée à la normande, c’est-à-dire sous des trombes d’eau. Le petit groupe de ceux qui avaient connu le défunt, sans pour autant le précéder vers l’au-delà, suivit la bière dans la nef de l’édifice, avec force ébrouements de parapluies et soupirs de soulagement. Je m’assis sur un banc, à l’écart. À mesure que les témoignages, les panégyriques et les oraisons s’égouttaient, des fils à tirer et des pelotes à dévider me furent involontairement lancés par chaque orateur : des noms, des lieux et des dates suffisent à remonter le cours d’une vie. Peu après la fin de l’office, je m’éclipsai pour regagner le confort de mon terrier d’écrivain et d’un ordinateur connecté à internet. Fort de ma macabre moisson d’informations, j’y trouvai enfin de quoi comprendre ce qui s’était noué entre le vieil homme et la plage de Villers sur Mer.
Il s’appelait Edmond F. et exerça la profession de banquier d’affaires. Mécène patenté dans le domaine du théâtre, il côtoya quelques célébrités des années 80. Après cette période, sa vie fut relativement discrète : seul un entrefilet d’article de presse le cite sur le sujet d’une expédition humanitaire menée au Tibet en l’an 2000. Edmond transmit surtout sa passion de la montagne à sa fille unique, Estelle. Elle devint l’une des meilleures alpinistes de sa génération, participant à des records de l’extrême sur les sommets les plus périlleux du monde. Mais c’est au pied du modeste mont du Petit Astazou, sur la commune de Gavarnie, dans les Pyrénées françaises, qu’elle fit une mauvaise chute en 2021. Un faux pas, une crevasse. Commotion cérébrale. L’accident eut lieu en fin d’après-midi. La nuit tombante empêcha ses compagnons de cordée de regagner le village et Estelle de survivre. Les secours n’arrivèrent que le lendemain pour constater le décès. Cette disparition brutale plongea Edmond dans une insondable détresse. Le chagrin l’inclina à se retirer loin de tous, en Normandie. Les fauves blessés se cachent aussi pour lécher leurs plaies.
Le reste de son histoire m’est apparu comme une évidence.
Il est 17H30. Je me redresse, dos à la mer. L’eau effleure les talons de mes chaussures.
À l’échelle de la France et comme Edmond avant moi, je me tiens à l’extrémité la plus septentrionale du méridien de Greenwich. Estelle eut son accident mortel au même instant de la journée, au point le plus méridional de ce même méridien.
Une dernière fois, en hommage au rituel du vieil homme, je renouvelle le lien temporel et spatial entre les âmes passées d’un père et de sa fille, sur une ligne imaginaire qui sépare le monde. Un arc terrestre à l’origine de l’orient et de l’occident. Un trait de crayon sur l’orbe des géographes, qui traverse Villers sur Mer et en fait, vraiment, une ville pas comme les autres.